André-Yves Bourgès, Le dossier littéraire de saint Goëznou et la controverse sur la datation de la vita sancti Goeznovei, Les Lettres morlaisiennes, Morlaix, 2020.
André-Yves Bourgès (désigné « l’éditeur » dans la suite de ce compte rendu), dont les travaux sur l’hagiographie bretonne médiévale sont honorablement connus de la communauté savante et érudite, s’est avisé de donner sur nouveaux frais, une édition commentée, assortie d’une traduction française, des différents extraits conservés de la vita de saint Goëznou (VG). Précédés d’un avant-propos, où sont évoqués plusieurs points de méthodologie (p. 7-18), et d’une introduction donnant à voir, de manière rétro-chronologique, les différentes étapes qui ont jalonné l’histoire de ce texte (p. 19-36), quatre chapitres sont successivement consacrés au culte du saint (p. 39-59), à la controverse qui entoure la date de composition de sa vita (p. 61-101), à l’édition des textes concernés (p. 104-146) et enfin à une tentative de reconstitution de l’ouvrage primitif (p. 149-218). Un bref « Relevé d’étape » avec les remerciements d’usage vient en conclusion (p. 219-221), suivi de la courte liste des manuscrits et des éditions antérieures dont l’éditeur s’est servi pour son propre travail (p. 222-223). Figure en annexe une étude spécifique sur la vita inédite de saint Ténénan, avec la transcription de cette dernière, hélas non traduite (p. 225-248). On peut aussi déplorer que nulle bibliographie ne regroupe les titres des nombreux livres, articles et études mentionnés dans l’abondant apparat critique dont l’ouvrage est pourvu (480 notes pour le dossier littéraire de saint Goëznou et 81 notes pour la seule vita de saint Ténénan) : ce manque est tellement criant qu’on espère qu’il pourra être comblé dans l’hypothèse d’un nouveau tirage ; ce pourrait être aussi l’occasion de compléter certaines références (par exemple p. 132, note 292, il n’est pas indiqué que la transcription par Karine Abélard de l’extrait du ms Angers, Bibliothèque municipale, 941, est empruntée à la thèse de doctorat de cette chercheuse). En revanche, il paraît peu probable que les autres aspects les plus discutables de l’ouvrage puissent faire l’objet d’une véritable révision, tant ils sont revendiqués par l’éditeur comme sa marque de fabrique (p. 13-18). La démarche mise en œuvre aboutit ainsi à une sorte d’OLNI (« objet à lire non identifié »), comme en témoigne plus particulièrement l’essai de reconstitution de la VG : cette tentative, désignée par le terme rare conspect, au sens vieilli de « tableau synoptique », résulte d’une combinaison des vestiges du texte original, laquelle s’appuie pour l’essentiel sur la faible autorité du dominicain de Morlaix, Albert Le Grand, dont l’éditeur reconnaît loyalement qu’il est le « plus décevant des guides » ; c’est dire que la part de la conjecture y est considérable, tout en donnant lieu à une démonstration d’érudition « parfois localière, souvent vétilleuse » et qui peut « en outre apparaître déroutante et redondante ». Voilà qui n’est pas sans rappeler la « débauche apographique » flaubertienne dont a parlé Raymonde Debray-Genette ; mais naturellement la comparaison en l’espèce s’arrête là ! En plaçant en dessous du résumé de la VG un commentaire auquel se rapporte l’apparat critique proprement dit, la présentation en forme de strates de cet essai de reconstitution témoigne d’une certaine originalité ; mais elle génère également une complexité qui peut dérouter le lecteur, d’autant plus que l’éditeur ne s’est pas toujours tenu à la hiérarchie qu’il a lui-même définie (voir p. 182, où l’appel des notes 401 et 402 se fait dans le corps du résumé et non pas dans celui du commentaire). De surcroît si les quelques bourdons, coquilles, mastics et autres monstres typographiques, qui se relèvent ici et là et qui sont le lot commun de l’édition numérique, n’empêchent pas la compréhension du propos, ils peuvent cependant occasionner au lecteur un certain agacement.
Au-delà de ces critiques, il convient cependant de souligner les mérites de l’ouvrage et au premier chef, même si les choix qui ont présidé au travail d’édition proprement dit peuvent là encore susciter l’ire des chercheurs, la mise à disposition des vestiges d’un texte qui a fait couler beaucoup d’encre en Bretagne, à Paris et même à l’extérieur des frontières de la France depuis plus de cent cinquante ans. L’éditeur ne s’est pas astreint à une édition diplomatique des extraits de la VG, au demeurant incompatible avec son propre découpage en paragraphes et avec sa reconstitution, assez convaincante au demeurant, du dispositif para-textuel de la VG. Il a conservé l’orthographe des manuscrits, mais il procédé à la résolution des abréviations et à l’établissement d’une ponctuation minimum ; il a également signalé la pagination ou la foliotation des manuscrits concernés : à noter, p. 108, que l’indication en italique (p. 49), qui se rapporte au ms Rennes, Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, 1F 1003, devrait être imprimée en caractères romains. Il a même choisi de signaler, dans le long extrait transmis par le manuscrit en question, les ratures, remords et corrections qui témoignent des difficultés de lecture rencontrées par le copiste du XVe siècle ; malheureusement, il n’indique pas dans quelle proportion cette opération a été réalisée. Si, comme lui, nous admettons volontiers qu’une édition diplomatique n’apporterait rien de plus à l’établissement du texte de la VG, la description précise de ces différents manuscrits aurait été cependant la bienvenue, car elle eût permis de lever tous les doutes sur la pertinence de ses différents choix éditoriaux. Nous lui avons repris tout à l’heure la formule érudition localière et vétilleuse, dont il s’est servi pour caractériser les recherches fouillées qu’il a menées sur le « contenu informationnel » de la VG. Or, parmi les hypothèses développées à l’occasion de ses recherches, une au moins ne présente pas simplement un caractère local et dépasse amplement le cadre de la vétille érudite : il s’agit de sa proposition de reconnaître derrière le profil de l’hagiographe de Goëznou « celui d’un écrivain plus prestigieux, Guillaume surnommé le Breton en raison de son origine, chanoine de Léon et de Senlis, chroniqueur et poète, futur chantre du règne de Philippe Auguste » (p. 220). Malheureusement pour ceux que cette question intéresse, il faudra attendre que l’éditeur ait achevé de peindre le Portrait du chroniqueur-poète en hagiographe : l’oeuvre inconnue de Guillaume le Breton (signalé comme « travail en cours » à la note 249) : sont apparemment concernés, outre la VG, « les gesta episcoporum de Goulven, Jaoua et Ténénan, ainsi que la réfection des vitae d’Hervé et Mélar » (p. 220). Quant à la controverse dans laquelle s’inscrit cette hypothèse, l’éditeur en a indiqué les tenants et aboutissants et, de manière vivante, les principales péripéties : on lira à cette occasion une sorte d’éloge paradoxal de Dom Plaine, au détriment de La Borderie, qui semble avoir joué de bout en bout le mauvais rôle. On notera enfin que les hagiologues peuvent avoir du cœur : plusieurs chercheurs récemment disparus, qui ont été impliqués dans la dernière séquence de la controverse, sont manifestement chers à celui de l’éditeur, comme il se voit dans son « Relevé d’étape ».
Pouvons-nous dire que cette édition de la VG, très attendue à bien des égards, est à l’origine, en ce qui nous concerne, d’une certaine frustration, qui se situe bien au-delà de l’agacement provoqué par la défectuosité de certains aspects de forme ? En effet, si son « contenu informationnel » s’avère très important, elle n’apporte rien, ou presque, sur le saint lui-même. Certes, le culte de Goëznou a fait l’objet d’un rapide examen, limité à l’ancien évêché de Léon (nord-ouest du département du Finistère), dont il était l’une des principales figures tutélaires. Rien n’est dit en revanche sur la nature profonde de sa personnalité, au prétexte que son « historicité » serait « inaccessible » (p. 7) ; rien non plus sur le caractère particulier de sa sainteté, que l’éditeur, usant d’une terminologie déjà ancienne, se contente d’aligner sur un « modèle », en l’occurrence néo-martinien (p. 47-49). Nous ne saurions décider si cette volonté typologique présente d’autre intérêt que celle de satisfaire aux critères d’une certaine scientificité ; en revanche il est clair qu’elle aboutit à nous offrir « une vita de saint sans le saint », pour reprendre là encore, mais en la détournant, une formule de l’éditeur. Ce dernier témoigne pourtant une certaine méfiance à l’égard du positivisme intégral (p. 86) et préfère mettre en avant sa propre « démarche de nature ‘’hypothético-intuitive’’ » (p. 220) ; mais, fort des avancées récentes de l’hagiologie, il n’a pas su, ou n’a pas voulu, chercher sinon trouver le saint derrière l’hagiographe : comme si l’on pouvait être assuré d’avoir toujours affaire à un personnage de papier né de l’imagination de l’écrivain, à l’instar d’un caractère romanesque et du romancier qui lui a donné le jour ; comme si l’on pouvait tenir pour définitivement acquis que les commissaires chargés de s’informer sur un personnage en vue de sa canonisation, ont falsifié, voire fabriqué les témoignages recueillis pendant leur enquête. Une telle attitude, caractéristique de l’actuel courant majoritaire de la recherche hagiologique, nous paraît par trop simpliste. En effet, si l’époque et les circonstances ont évidemment une influence sur la forme et le fond d’un texte hagiographique, ainsi que sur les témoignages recueillis dans le cadre d’une enquête de canonisation, si par conséquent la contextualisation s’impose toujours et partout, pourquoi cependant faudrait-il mettre systématiquement en doute que l’hagiographe cherchait avant tout à dépeindre la figure morale et spirituelle du saint, conformément au souvenir qu’en conservait la mémoire des fidèles depuis le moment où la tradition lui en avait confié le dépôt ? Pourquoi faudrait-il soupçonner a priori les enquêteurs désignés par le Pape pour connaître d’un candidat à la sainteté d’avoir délibérément « bidonné » les pièces de leur procédure, plutôt que de s’être livré au contraire à un contrôle rigoureux des déclarations des témoins ? On pourrait sans doute objecter que la tradition a eu elle-même souvent tendance à en rajouter, au détriment de la précision du souvenir ou de la véracité du témoignage. En fait, de telles « fourrures » se rapportent principalement aux aspects miraculaires, qu’elles viennent compléter ou expliciter ; parfois il arrive que certains épisodes de la vie du personnage soient eux-mêmes enrichis de développements dictés par l’évolution des mœurs, des institutions, des réalités sociales et économiques. En revanche, la personnalité du saint et les marqueurs de sa sainteté ne font que rarement l’objet de modifications significatives : pourquoi dès lors refuser de reconnaître dans cette permanence, dans ce véritable « noyau dur » du texte hagiographique, le véritable portrait du saint, portrait d’autant plus sincère et véridique qu’il se trouve dégagé des contingences du hic et nunc ?
François-Ephraïm Cerpet